Le pianiste Jean-Paul Gasparian joue la Sonate pour piano n°30 en mi majeur op. 109, composée par Beethoven en 1820.
Beethoven compose ses trois dernières sonates pour piano de 1820 à 1822, alors qu’il travaille sur la Missa solemnis. À la monumentalité de l’œuvre vocale s’opposent les dimensions plus modestes des partitions pianistiques, pas moins ambitieuses pourtant dans leur conception. Mais ici, l’invention n’a pas besoin de la dilatation temporelle. Ce qui frappe en revanche, c’est la liberté dans le traitement de la forme, comme si l’improvisateur prenait la main. Le premier mouvement de la Sonate n° 30 est à peine commencé qu’intervient un épisode Adagio espressivo de nature cadentielle, qui fait office de second thème. Par ailleurs, Beethoven abandonne le ton autoritaire dont il est coutumier. La vigueur rythmique et les textures symphoniques qui marquent l’entame de nombre de ses œuvres cèdent le pas devant un cantabile aimable et des sonorités transparentes. Le développement central ne fracasse pas le matériau thématique pour en faire proliférer les débris. Il ressemble davantage à une promenade sur des chemins familiers, dont l’atmosphère se voile quelques instants avant de retrouver sa clarté enjouée.
C’est dans le deuxième mouvement que se déploie l’énergie rageuse du combattant. Mais l’assurance des deux parties extrêmes se délite dans l’épisode médian, au matériau raréfié, aux harmonies étranges. Ce Prestissimo n’est pas intitulé Scherzo, bien qu’il en occupe la place, peut-être parce qu’il n’en respecte pas les symétries et qu’il s’éloigne trop de l’étymologie du terme (« plaisanterie »).
Alors que le Vivace, ma non troppo et le Prestissimo s’enchaînent, une césure précède le finale, à lui seul plus long que les deux premiers mouvements réunis. Ces proportions inhabituelles indiquent que Beethoven situe le climax à la fin : ce geste, de plus en plus fréquent chez lui, déplace le centre de gravité de la partition vers la conclusion, tandis que ses contemporains continuent de donner plus de poids au premier mouvement. Autre singularité, le finale adopte ici la forme d’un thème et variations, que le compositeur n’avait encore jamais employée pour terminer une sonate pour piano, mais déjà présente à la fin de la Symphonie n° 3 « Eroica », du Quatuor à cordes op. 74 et des Sonates pour violon et piano n° 6 et n° 10.
Un modèle se devine derrière ce finale qui joue aussi le rôle d’un mouvement lent : celui des Variations Goldberg de Bach (référence au même moment des Variations Diabelli, voir infra), dont le thème, intitulé Aria, adopte le rythme d’une sarabande. Beethoven reprend ces caractéristiques rythmiques, fait lui aussi référence à la voix, comme en témoigne l’intitulé en allemand qui signifie « Très chantant, avec le sentiment le plus intime ». Si les premières variations respectent la découpe du thème, la cinquième, plus contrapuntique, s’écarte de sa structure et introduit des techniques de développement. La dernière variation, fondée sur la vibration du trille (un effet typique du Beethoven tardif, mais déjà à l’œuvre dans la Sonate n° 16), précède le retour du thème, comme dans les Goldberg. La sonate ne se termine donc pas sur une proclamation triomphale, mais sur un ton de confidence.